Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
** A M A N Y E **
20 juillet 2004

Une préface à ph.K.Dick

"La carrière d'écrivain d'Emmanuel Carrère a commencé en 1984 avec Bravoure. La plupart de ses romans (La Moustache, La Classe de neige) développent, sans réel style mais de manière très précise et argumentée, à la limite du borgésien, une interrogation angoissante sur l'identité, l'être et le paraître, l'illusion et le sens de la réalité. Comme Dick, il considère ses romans comme des "rapports", entre l'autopsie et l'administratif. En 1993, il a rédigé Je suis vivant et vous êtes morts, biographie de Dick écrite à la manière d'un roman, qui mêle de manière étrangement inquiétante la réalité et la fiction, dans une description anatomique de la vie de l'écrivain.

Quand j'ai commencé à le lire, vers 1975, je portais des petites lunettes rondes, une veste afghane, des Clarks pourries aux pieds, et j'allais répétant que c'était le Dostoïevski de notre siècle, c'est-à-dire, pour aller vite, l'homme qui avait tout compris. Je tenais Ubik, Le Dieu venu du Centaure, Substance mort pour des livres aussi prophétiques que Les Possédés.
On pouvait même être encore plus radical : exactement à la même époque (mais je l'ai appris beaucoup plus tard, en travaillant à sa biographie), un de ses éditeurs français lui expliquait très sérieusement qu'Ubik était un des cinq plus grands livres jamais écrits. Pas un des cinq plus grands livres de science-fiction, insistait-il devant l'ébahissement de son interlocuteur, non : un des cinq plus grands livres tout court, avec la Bible, le Yi-King, le Bardö Thodol et je ne sais plus quel était le dernier. Un de ces livres vers quoi les hommes se tournent et se tourneront toujours pour entrevoir le secret de leur condition, le sens du sens, la connaissance ultime, bref.

Vingt cinq ans plus tard, ça n'a pas changé. Je me suis récemment retrouvé participant à un de ces débats de Salon du livre qui sont en général d'un ennui fétide, mais celui-là non puisqu'il portait sur Dick et que parler de Dick, rien qu'en parler, échanger des vues à son sujet, il s'avère à tout coup que c'est comme prendre un acide, on se retrouve très vite loin de ses bases. Il y avait là des gens qui l'avaient connu (Norman Spinrad, Gérard Klein), des gens qui l'avaient lu adolescents et ne s'en étaient jamais remis (Maurice Dantec, moi), on s'excitait, s'engueulait, convergeait, divergeait, on avait l'impression d'être dans un de ses romans où l'univers privé de chacun risque sans crier gare, à tout moment, d'envahir et de dévorer celui de son voisin, comme l'enfant cryogénisé d'Ubik envahit et dévore les consciences de ses compagnons de semi-vie. Pour donner une idée, c'était le genre de débat où le modérateur, débordé, en arrive à lâcher cette phrase ) laquelle je repense souvent : "Ce qui serait bien, vous voyez, ce serait qu'on se mette d'accord sur ce qu'on entend par la réalité, au moins entre nous."
Ce sur quoi tout le monde s'accordait, quand même, c'était la conviction, avec Dick, d'avoir affaire à tout autre chose que juste un grand écrivain de science-fiction, ou même un grand écrivain tout court. A tout autre chose, oui, mais à quoi ?

Un de ses premiers romans, Le Temps désarticulé (depuis, ce roman a été la matrice évidente du film The Truman show, avec Jim Carrey, ndlr), raconte l'histoire d'un type qui vit dans une petite ville américaine des années 50 et gagne sa vie - mal, mais enfin il la gagne - en répondant aux questions d'un concours organisé par le quotidien local : "Devinez où sera le petit homme vert demain." Les bulletins-réponse se présentant sous la forme de grilles et le petit homme vert se trouve sur une des centaines de cases que dessinent ces grilles. Il en change chaque jour et chaque jour Ragle Gumm (c'est le nom du héros) essaye de deviner quelle sera la suivante. De façon difficilement explicable, son intuition tombe juste presque à tous les coups et cette série de succès fait de lui une figure pas très bien définie de la communauté : mi-artiste, mi-phénomène de foire, un type à part.

Un jour, il fait une drôle d'expérience : entrant dans la salle de bains, il tâtonne pour tirer le cordon de la lampe, à gauche de la porte, et ne le trouve pas. Vérification faite, il n'y a pas de cordon de lampe, mais un interrupteur à droite de la porte. Cet interrupteur, de toute évidence, a toujours été là. Pourtant, Ragle, qui vit dans cette maison depuis vingt ans, cherchait un cordon de lampe et savait où le chercher. Son geste était un geste réflexe, parfaitement intégré à sa routine subcorticale. D'où peut venir ce réflexe ? se demande-t-il.
La plupart des gens, devant ce genre d'incidents, se contentent de dire "c'est bizarre" et de passer outre. Mais Ragle fait partie de la catégorie de gens qui ne passent pas outre, cherchent une signification à ce qui n'en a peut-être pas, une réponse à ce qu'il est déjà hasardeux de considérer comme une question. Il se met à enquêter. De bizarres impressions de décalage, de déjà-vu l'assaillent. Il capte des messages radio où il est question de lui. Il sent qu'autour de lui on complote, on lui cache quelque chose. A la fin, il découvre la vérité.
La vérité, c'est qu'on n'est pas en 1952 mais en 1997, et que la guerre fait rage entre la Terre et ses colons rebelles de la Lune, qui bombardent sans relâche notre planète. Heureusement, la défense terrienne a pour chef un génie stratégique, Ragle Gumm, qui à force de réflexion, d'expérience et surtout de flair, prévoit presque toujours où tomberont les prochains missiles, en sorte qu'on peut évacuer les villes visées avant la catastrophe. Un jour, hélas, le poids écrasant de sa responsabilité a eu raison de sa résistance psychologique. Il a craqué et s'est réfugié dans un fantasme de tranquillité, les insouciantes années 50 de sa petite enfance. Syndrome de retrait, ont diagnostiqué les psychiatres : rien à faire pour l'en arracher. Les autorités terriennes ont alors eu l'idée d'adapter son environnement à sa psychose, de reconstituer autour de lui le monde où il se sent à l'abri. Dans une zone militaire ultra-secrète, on a bâti comme en studio une ville américaine d'avant-guerre, peuplé cette ville d'habitants-comédiens et gratifié Ragle d'un hobby permettant d'exploiter malgré tout son talent. En croyant résoudre les énigmes puériles du journal, localiser la prochaine apparition du petit homme vert, il trouvait en réalité les points d'impact des missiles et continuait à protéger les populations terriennes. Jusqu'au jour où il a eu un doute, à la faveur d'incidents minuscules commencé à recouvrer la mémoire. Le cordon de lampe a été le déclencheur.
Ce roman date des années 50, comme une bonne partie des nouvelles que vous avez entre les mains et où se décline obsessionnellement l'idée du type qui à partir d'un détail infime prend la conscience que quelque chose ne va pas, que la réalité n'est pas la réalité. Quand il les a écrits, Dick se voyait comme un pauvre bougre d'écrivain prolétaire, malchanceux, condamné pour gagner - mal - sa vie à taper le plus vite possible des histoires de petits hommes verts qui le détournaient de l'oeuvre littéraire sur laquelle il comptait pour laisser son empreinte dans les sables du temps. Pourtant, il pressentait que cette appréciation ne rendait qu'incomplètement compte de la réalité : qu'en réalité, et à son propre insu, il faisait tout autre chose. Autre chose, oui, mais quoi ?

Au fil des années, il s'est fait là-dessus toutes sortes d'idées. Comme il était, à sa façon brouillonne, très cultivé, il connaissait et citait avec pédanterie les versions antérieures de l'intuition qu'il développait de livre en livre : la caverne de Platon ; les cosmologies des gnostiques alexandrins ; le songe de Tchouang-Tseu qui, quatre siècles avant notre ère, se demanda s'il était un philosophe chinois rêvant qu'il était un papillon ou un papillon rêvant qu'il était un philosophe chinois ; et la version plus menaçante de cette question, posée en 1641 par René Descartes : "Comment sais-je que je ne suis pas en train de me faire tromper par un démon maléfique infiniment puissant qui veut me pousser à croire en l'existence du monde externe - et de mon corps ?". Dans la Californie des années 70, ces doutes vertigineux qui étaient devenus sa marque de fabrique devaient rencontrer la drogue. Timothy Leary soutenait qu'il était aussi absurde, dans la seconde moitié du XXe siècle, de poursuive une vie religieuse sans LSD que d'étudier l'astronomie en prétendant se passer de télescope. Car c'était bien de ça qu'il s'agissait : de religion, c'est-à-dire d'accès à la Réalité, dont le mot "Dieu" n'est jamais que le plus ancien nom de code. Dick, par ailleurs adonné à tous les adjuvants chimiques possibles et imaginables, n'a pris d'acide qu'une fois mais elle lui a suffi. Il s'est retrouvé dans le monde cauchemardesque et fuyant de ses livres ("Mes enfants, devait-il raconter à ses amis, j'ai été en enfer et ça m'a pris mille ans d'en sortir, en rampant") et il en a déduit ce qu'il soupçonnait depuis longtemps : que les livres en question, sous couvert de fiction et de fiction à première vue aussi éloignée que possible de l'expérience quotidienne, disaient littéralement la vérité. Qu'en croyant naïvement, composer des oeuvres d'imagination, il n'avait jamais écrit que des rapports.

Sa dernière période n'est guère représentée ici, puisqu'il n'écrivait plus de nouvelles, et elle suscite l'embarras de ses plus fervents admirateurs. J'aimerais tout de même en dire quelques mots.
En 1974, il a connu une expérience mystique, qu'il devait définir par la suite comme l'invasion de son esprit par autre chose, un autre esprit qui avait pris le contrôle de ses centres nerveux et agissait, pensait, parlait même à travers lui. "Cet esprit, note-t-il n'était pas humain. Le jeudi et le samedi, j'avais tendance à penser que c'était Dieu, le mardi et le mercredi, que c'était extraterrestre, et quelquefois je pensais que c'était l'Académie des sciences soviétique qui essayait sur moi son transmetteur télépathique à micro-ondes psychotroniques. Il était pourvu d'un formidable savoir technique, de souvenirs qui remontaient à plus de deux mille ans, il parlait grec, hébreu, sanscrit, il n'y avait rien qu'il parût ignorer."
Une seule chose est sûre, c'est que cette expérience a obsédé Dick durant les huit années qui lui restaient à vivre. Un flux d'informations essentiellement religieuses se déversait en lui par le canal de ses rêves ou des menues coïncidences qu'il mettait tout son génie tordu à interpréter. Il croyait dur comme fer, par exemple, que l'Empire romain n'avait jamais pris fin, que l'Amérique du XXe siècle n'était en réalité qu'un gigantesque hologramme dans lequel cet Empire cruel et trompeur faisait vivre ses sujets. Il croyait que Nixon était l'héritiers des Césars, c'est-à-dire, l'Antéchrist, et lui, Dick, sous sa défroque de freak californien, le chef des chrétiens clandestins qui tentaient d'éveiller les hommes de l'illusion, de les conduire vers la lumière. Jusqu'à sa mort, il n'a cessé de noter les fragments de cette révélation dans un document de plusieurs milliers de pages qu'il appelait son Exégèse et qui, de son propre aveu, oscille en permanence entre l'inspiration prophétique et le délire paranoïaque ("à supposer, précise-t-il lui même, qu'il existe une différence entre les deux").
Il y a dans Substance mort, un de ses plus beaux romans, un personnage étrange : c'est un agent des stups qui est aussi, dans le civil, un junkie. Grâce à une trouvaille narrative qu'il serai trop long d'exposer ici, c'est justement sur ce junkie qu'il est chargé de mener l'enquête. ce dédoublement est à la base de SIVA, où Dick, pour essayer de donner forme romanesque à l'Exégèse, s'attribue deux rôles : celui de Philippe K.Dick, l'écrivain de science-fiction, et celui de son ami et alter-ego Horselover Fat (Philippe, c'est en grec : celui qui aime les chevaux, et Dick signifie gros en allemand) (*).
Dieu, ou quelqu'un que par commodité il appelle dieu, parle à Horselover Fat. Cela fait de lui un prophète - au sens premier : pas quelqu'un qui prédit l'avenir, amis quelqu'un par qui se révèle la vérité cachée sur le présent.

Bien entendu, tout le monde le croit fou, et il faut dire qu'il y a de bonnes raisons pour ça, car en plus de la folie qu'exprime l'espèce de tambouille syncrétique dans laquelle il patauge, il a un lourd passé de toxicomane et de paranoïaque. c'est bien d'ailleurs ce qu'il pense lui-même, et c'est ce que pense son ami Phil K. Dick, qui l'assiste avec curiosité et compassion dans l'ultime odyssée mentale que retrace Siva.
Le résultat est un document unique dans l'histoire de l'investigation psychique : au compte-rendu d'une expérience qui ne peut être appréhendée que comme une révélation divine ou un système délirant (avec une forte présomption, évidemment, en faveur de la seconde hypothèse), se superpose, à peu prés comme si Freud et le président Schreber avaient été la même personne, une critique de cette expérience conduite par un témoin qui parcourt toute la gamme des réactions possibles à la mystique sauvage.
Dénégation psychologique : "La rencontre de Dieu est à la maladie mentale ce que la mort est au cancer : l'aboutissement logique d'un processus morbide."
Dénégation sociologique : "Le temps de la drogue était révolu et tout le monde se cherchait un nouveau trip. Pour fat comme pour beaucoup d'autres, ce fut la religion. On peut dire que les drogues consommées dans les années 60 constituent la marinade où sa cervelle a macérée dans les années 70." (Ou, comme le disait avec une rude concision Harlan Ellison : "Took drugs ; saw God ; big fucking deal")
Mais aussi quelque chose comme une incertitude, un vacillement, un principe d'indécidabilité : "Peut-être que Horselover Fat n'a pas rencontré Dieu, mais ce que je crois malgré tout, c'est qu'il a rencontré quelque chose."

Quelque chose, oui, mais quoi ?

Une chose m'a frappé, ces dernières années. Quand sortent des films comme Matrix, The Truman show, ou eXistenZ™, non seulement leurs auteurs ne font aucune référence à Dick, mais les critiques, le public non plus : c'est à peine s'il arrive que, hors du cercle des aficionados de longue date, on cite encore son nom. Alors on peut dire ce que disait Baudelaire, que le génie, c'est de créer un poncif, et que ce qu'a imaginé Dick appartient désormais à tout le monde. Mais on peut le dire aussi différemment : on peut dire que nous vivons maintenant dans le monde de Dick, cette réalité virtuelle qui a un jour été une fiction, l'invention d'une espèce de gnostique sauvage, et qui est maintenant le réel, le seul réel. C'est lui qui a gagné, en ce sens ; c'est lui qui, comme Palmer Eldritch dans Le Dieu venu du centaure, nous a tous avalés. Nous sommes dans ses livres et ses livres n'ont plus d'auteurs.

Je ne sais pas trop comment conclure, il n'y a pas moyen de conclure avec Dick. Alors, je recopie, pour finir, la citation que j'avais mise en couverture de mon livre sur lui. Elle est extraite du discours mythique qu'il a prononcé à Metz, en 1977. Il pensait que ce discours, digest de l'Exégèse, était l'équivalent des prophéties de Isaïe ou de Jérémie et peut-être leur accomplissement. Les honnêtes gauchistes français qui composaient son auditoire l'ont entendu comme l'élucubration d'un fou - ce qui ne les gênait pas, la folie était bien vue en ce temps-là - , et d'un doublé d'un bigot - ce qui passait nettement moins bien.
Voici :
"Je suis certain que vous ne me croyez pas, et ne croyez même pas que je crois ce que je dis. Pourtant, c'est vrai. Vous êtes libres de me croire ou de ne pas me croire, mais croyez au moins ceci : je ne plaisante pas. c'est très sérieux, très important. Vous devez comprendre que, pour moi, le fait de déclarer une telle chose est sidérant aussi. Un tas de gens prétendent se rappeler des vies antérieures ; je prétends, moi, me rappeler une autre vie présente. je n'ai pas connaissance de déclarations semblables, mais je soupçonne que mon expérience n'est pas unique. ce qui l'est peut-être, c'est le désir d'en parler."

Emmanuel Carrère
Avec l'aimable autorisation des Editions Denoël"

 

 

Un copié collé direct de chez chronic'art...

Par contre, ne lisez jamais la biographie de mr Carrère sur Dick , elle fout tout le mythe sur l' ami Philip en l' air et c' est grandement dommage. Enfin si ça peut vous donner le goût de lire cet écrivain génial hein...

(*) Dick, signifie aussi le membre sexuel masculin vous le saviez . Mais chut on va attirer Pedro...

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité